Dans un article paru dans le Hors-série édité par les Amis du Musée gruérien à l’occasion de l’exposition temporaire «Marc Moret. Des forteresses contre l’angoisse», Lucienne Peiry décrit la ferveur catholique qui marquait de notre canton au XIXe siècle. Une présence religieuse qui déborde dans l’espace public. Extrait.
L’Europe connaît un grand essor depuis le début du XIXe siècle et la révolution industrielle apporte rapidement des changements significatifs. Ce mouvement va s’accélérant dans les régions orientales et septentrionales de la Suisse alors que le canton de Fribourg, dont les autorités conservatrices n’encouragent pas le développement économique, demeure majoritairement agricole et reste attaché à son passé ainsi qu’à ses coutumes. Figures d’autorité politique, religieuse et sociale, le syndic, le curé et le «régent» (l’instituteur) exercent une pression sur la population, influencent de manière décisive les conditions de vie et façonnent les mentalités. Les paysans fribourgeois développent un profond attachement à leurs terres et à leurs racines et sont marqués par un traditionalisme particulièrement fort. Le régime tend à renforcer au sein de la population une cohésion autarcique et à nourrir une conscience identitaire forte.
Le conservatisme socio-politique se conjugue avec l’hégémonie religieuse, comme l’abscisse et l’ordonnée de la vie et de la pensée de la fin du XIXe siècle et des premières décennies du XXe siècle dans le canton.
Dans un huis clos échappant à l’Histoire, le pouvoir de l’Église croît et le contrôle ecclésiastique est fort. La collectivité est prise dans un carcan de peurs du péché et du maléfice. Parallèlement, les manifestations sont nombreuses tout au long de l’année, avec des cérémonies le plus souvent solennelles et spectaculaires – messes et vêpres du dimanche, Pâques, Ascension, Pentecôte, Assomption, Toussaint, Immaculée Conception, Noël, baptêmes, mariages, funérailles, notamment.
Les peintures, sculptures et décors d’église, objets et vêtements liturgiques, musique et chant participent d’une expérience également sensorielle de la foi. Comme dans d’autres cantons ou régions catholiques, les villageois y participent activement.
La présence religieuse est ainsi évidente à l’intérieur des lieux saints mais, particularité fribourgeoise, elle déborde sur l’espace public lors de processions (Fête-Dieu, Rogations, pèlerinages) accompagnées de reliquaires, bannières et reposoirs.1 Lieux de dévotion et de recueillement se multiplient sur les routes des villages et hameaux fribourgeois, ornées de chapelles, d’oratoires et de croix érigées par centaines. Cette ferveur investit également les bâtiments communaux, les écoles et les espaces domestiques, par l’exposition, dans les maisons et les fermes, de petits reliquaires, de portraits funéraires, de croix, de chapelets et d’images pieuses.
Les signes du sacré, omniprésents, impliquent une relation constante à un Dieu ubiquitaire et un au-delà, et confèrent une importante dimension symbolique à la vie quotidienne. De fait, si la prégnance du religieux exerce un fort pouvoir d’attraction et de fascination sur les fidèles, elle développe aussi chez eux une relation de proximité à l’irrationnel. «Pour moi, écrit Nicolas Bouvier, la catholicité de Fribourg relève d’une évidence telle qu’elle prend la légèreté du bois flotté.»2 L’immatériel et l’invisible font partie intégrante de l’existence de chaque citoyen : le merveilleux transcende la réalité. La capacité imaginaire et onirique se développe de manière naturelle.
Lucienne Peiry
Lucienne Peiry est une figure majeure dans le domaine de l’Art Brut. En tant qu’historienne de l’art spécialisée, commissaire d’expositions et conférencière renommée, elle a consacré sa carrière à promouvoir et à faire connaître cet art singulier. Son site : www.notesartbrut.ch
Notes :
La Fête-Dieu, célébrée en l’honneur du Saint-Sacrement, a lieu soixante jours après Pâques; les Rogations sont des processions qui se déroulent trois jours avant l’Ascension pour implorer la bienveillance divine sur le bétail et les futures récoltes. Le reposoir est un support en forme d’autel sur lequel le prêtre dépose le Saint-Sacrement.
Nicolas Bouvier, «Démons et merveilles» in Les Européens, Paris, Autrement, 1989, p. 32
Exposition temporaire au Musée gruérien
Marc Moret. Des forteresses contre l’angoisse
Du 13 octobre 2024 au 2 février 2025
Marc Moret (1943-2021) crée ses sculptures personnelles avec des os, des mèches de cheveux ainsi qu’avec des objets ayant appartenu aux membres de sa famille : des articles de mercerie de sa mère disparue ou des parties du lit de ses grands-pères. Il les enfouit dans un mélange de colle, comme pour fixer le passage du temps. Ces étranges créations d’Art Brut sont réunies au premier étage de sa ferme, où il se rend le soir et se recueille dans le silence, en contact avec ses défunts. Ses singuliers «collages» sont présentés au Musée gruérien avec, en regard, plusieurs œuvres propres à la religion catholique (reliquaires, gisant) qui l’ont marqué et dont ses sculptures sont empreintes. Un ensemble de peintures révélant une autre facette de l’artiste vient enrichir cette exposition.