Adolescence : une série sans coupable, mais pas sans blessure
Publié le 10 avril 2025
Adolescence, la nouvelle série coup de poing de Netflix, ne ressemble à rien de ce que la plateforme a pu proposer jusqu’ici. Techniquement virtuose, narrativement radicale, et profondément dérangeante, elle évite tous les écueils du thriller adolescent pour nous plonger dans une réalité trouble, où le mal ne fait pas de bruit, et où les adultes n’ont plus les clés du langage des jeunes.
Rien, dans cette œuvre, ne se laisse consommer facilement. Pas de générique, pas de flashbacks, pas de bande-son réconfortante. À la place, une caméra unique, en plan-séquence, qui suit en temps réel le fil d’une journée dans la vie d’un adolescent – un par épisode. Une difficulté technique immense : chaque épisode est tourné sans coupe, en une seule prise, dans une tension constante entre la mise en scène chorégraphiée et l’imprévisibilité du jeu. Ce parti pris formel oblige le spectateur à rester avec le personnage, à partager sa solitude, ses silences, sa gêne, ses hésitations. On ne regarde plus la série : on la vit, on la traverse.
Et ce crescendo émotionnel est savamment construit. Chaque épisode ajoute une pièce au puzzle, non pas pour résoudre un crime, mais pour dessiner un portrait fragmenté, inquiet et souvent glaçant de ce que signifie « grandir » aujourd’hui. Les récits s’épaississent, se répondent, et convergent lentement vers une vérité plus vaste – celle d’une génération laissée seule dans un monde trop rapide, trop opaque, trop absent.
Un polar sans crime… ou presque
Ce n’est pas une série policière, malgré le mystère qui plane. Un élève meurt. Mais nous ne voyons jamais le crime, nous ne savons rien de ses parents, nous ignorons même si l’enquête aboutit. À aucun moment, Adolescence ne cherche à résoudre quoi que ce soit. Car ce n’est pas le crime qui importe, mais ce qui le précède, l’entoure, le rend possible.
Cette absence de résolution n’est pas une faiblesse, mais une lucidité narrative. Elle souligne un vertige contemporain : le sentiment que, face aux drames adolescents, les adultes sont toujours en retard d’une langue, d’un code, d’une époque. Les professeurs sont démunis, les familles absentes, les institutions figées. L’école – même si l’action se passe au Royaume-Uni – renvoie à des réalités familières : celle de notre propre système éducatif, avec ses filières d’orientation incomprises, ses pressions implicites, et cette incapacité à rejoindre les jeunes dans leurs espaces d’expression.
Un miroir brutal de la jeunesse contemporaine
Ce qui fait la force de Adolescence, c’est cette manière de ne jamais trahir son sujet. On ne nous parle pas « des jeunes ». On nous fait entrer dans leur monde – à nos risques et périls. Leur langage est codé, souvent incompréhensible. Leur communication passe par des réseaux que les adultes ne maîtrisent pas. Leur violence est sourde, numérique, souvent invisible aux yeux des éducateurs. Le vrai gouffre, ce n’est pas le crime : c’est l’absence de lien.
Il serait confortable de réduire la série à un appel à la vigilance parentale. Mais Adolescence va plus loin : elle nous confronte à notre impuissance. Elle ne propose pas de solution. Elle ne fait pas la morale. Elle regarde le chaos dans les yeux, sans cligner. Et ce regard brut, sans montage, sans explication, devient le miroir d’un monde adulte incapable de protéger ceux qu’il prétend guider.
Une œuvre à la hauteur de sa radicalité
La série est signée par une équipe de réalisation audacieuse, avec Stephen Graham en tête d’affiche pour l’épisode final – bouleversant de retenue. Mais ce sont surtout les jeunes acteurs, inconnus du grand public, qui livrent des performances d’une intensité rare. La caméra ne les quitte jamais. Il n’y a pas d’échappatoire. Et ils tiennent.
Adolescence est une expérience. Pas un divertissement. Une œuvre qui dérange autant par ce qu’elle montre que par ce qu’elle ne dit pas. Une série où le silence est plus bavard que les dialogues, où chaque couloir d’école est un territoire miné, et où les adultes sont absents – physiquement ou moralement.
Il est possible que Adolescence soit l’une des œuvres les plus importantes de la décennie. Pas seulement parce qu’elle repousse les limites de la narration télévisuelle. Mais parce qu’elle ose poser la question que beaucoup refusent d’affronter : « Où sommes-nous, pendant que nos enfants grandissent ? » La réponse, dans cette série, est aussi brutale que nécessaire : ailleurs.